Endroit désert noyé dans la brume rougeoyante de l’aurore, elle s’arrête et observe. Pas de trace de vie apparente mais elle sait que tout n’est qu’illusion au lever du soleil. Face au vent, elle hume l’air frais du matin, guettant la moindre menace. A sa taille, accrochée à sa ceinture, pend une bourse de velours noir incrustée de pierres précieuses. Elle est la dernière Gardienne du savoir des Ancêtres, la seule capable de mener à terme la mission. Elle est la dernière prêtresse.
En ces temps reculés, deux ordres majeurs régnaient en maître sur le monde connu : les Anciens et les Hérétiques. Les premiers étaient respectés de tous. Ils étaient les garants de l’ordre et chacun craignait leur courroux. Composés d’hommes et de femmes, ils étaient communément appelés « Gardiens ». Eux seuls pouvaient juger de ce qui était mal ou bien et personne ne se serait aventuré à les contredire. Les seconds formaient un groupe dissident refusant l’autorité suprême des Anciens. Nul ne connaissait leur nombre exact, la clandestinité étant leur mode de vie. Les affrontements entre les deux clans étaient fréquents mais un certain équilibre semblait s’être installé malgré tout. Un troisième ordre avait existé mais il avait disparu depuis plusieurs générations : celui des Prêtresses. Il était de loin le plus puissant qui n’ait jamais existé et sa disparition restait un mystère aux yeux de tous.
Cette histoire débute au commencement d’une guerre fratricide entre les Hérétiques et les Anciens : cette dernière ayant pour but le contrôle total des ressources et l’éradication du camp adverse.
Chaque année, aux premiers jours du printemps, les Anciens envoyaient certains des leurs sillonner la campagne, à la recherche des nouvelles recrues. Pour les gens du peuple, la venue de ces silhouettes encapuchonnées chez eux était l’occasion de faire la fête et de célébrer l’arrivée des beaux jours. Beaucoup espérait que leurs enfants seraient choisis : être élever par les Anciens était la promesse d’un avenir meilleur et d’un statut social important. Le recrutement était de ce fait facilité puisque les enfants, par souci d’obéissance et de respect des lois, les suivaient sans hésitation. Pour les parents qui laissaient partir un fils ou une fille, l’honneur fait à leur famille leur assurait la considération des autres membres du village. Cette période était aussi le moment où les Gardiennes, et elles seules, célébraient les mariages autorisés par le Grand Conseil. Aucune union ne pouvait être consacrée sans leur présence et encore moins sans leur accord. C’est d’ailleurs un mariage interdit qui avait été à l’origine de l’ordre des Hérétiques. Mais le groupe, dirigé par une Gardienne nommée Derdra, qui s’était mis en route quelques jours plus tôt avait un objectif bien précis. L’enfant qu’ils allaient chercher avait une importance particulière à leurs yeux : il s’agissait d’une fillette d’une dizaine d’années qui serait entraînée dans le seul but d’anéantir les Hérétiques. Le Grand Conseil l’avait choisie peu de temps après sa naissance et l’heure était venue de commencer son entraînement.
Eléanore, ainsi s’appelait-elle, vivait dans un village agricole, entourée des siens. Elle était élevée par sa grand-mère avec sa sœur, leur mère les ayant abandonnées dès leurs naissances. Comme tous les enfants de son âge, elle connaissait les Anciens et leurs méthodes de recrutement. Malgré cela, elle priait chaque jour de ne jamais avoir à les suivre. L’accès à la connaissance suprême et au respect ne l’intéressait pas. Elle préférait de loin s’occuper des troupeaux du village et écouter les merveilleuses histoires que sa grand-mère lui racontait à la nuit tombée. L’aïeule avait une connaissance des légendes et de l’histoire de l’homme qui forçait l’admiration de tous : elle était la mémoire du temps passé. Arrivée au village avec ses deux petites filles quelques années auparavant, elle n’avait eu aucun mal à se faire accepter par le reste de la communauté. Elle possédait en outre des connaissances médicales qui s’étaient révélées bien utiles à certains moments. Nul ne savait où elle les avait acquises mais personne ne se serait aventuré à le lui demander. Des deux fillettes, Eléanore était la plus vive et la plus espiègle. Elle possédait une intelligence naturelle qui lui permettait de se sortir de n’importe quelle situation délicate en un rien de temps. Ceux du village étaient persuadés, qu’un jour, des Gardiens viendraient la chercher et quand ils lui en parlaient, elle éclatait de rire en rétorquant qu’une simple fermière comme elle n’avait pour eux aucun intérêt. Et pour être sûre de ne pas être obligée de quitter les siens, elle disparaissait dès que des étrangers s’approchaient du village. Seulement voilà, les Gardiens se déplaçaient le plus souvent la nuit et savaient approcher un village sans se faire remarquer. Ils pouvaient d’ailleurs passer plusieurs jours à observer les futures recrues pour s’assurer que les choix du Grand Conseil, pris en fonction de ce que rapportaient les éclaireurs, étaient judicieux. C’est ce que faisait Derdra depuis plusieurs jours et les disparitions soudaines d’Eléanore n’avaient pas échappé à la jeune femme. Le groupe allait devoir se montrer le plus discret possible lors de son approche sinon l’enfant leur glisserait entre les doigts. Et de cela, il n’en était absolument pas question.
Derdra et ses compagnons de route avaient pénétré dans le village avant les premiers rayons du soleil. Tout le village était encore endormi mais une vieille femme les observait en cachette. Il s’agissait de Chantra, la grand-mère d’Eléanore. Elle n’était pas surprise de l’arrivée des Gardiens. Elle savait même qui ils venaient chercher. Elle ne disposait donc plus de beaucoup de temps pour finir ce qu’elle avait entrepris des années auparavant. Sans bruit, elle se dirigea vers la chambre des deux fillettes. Eléanore et sa sœur, Tamara, dormaient paisiblement sans se douter de ce qui se tramait à l’extérieur de leur maison. Elle les réveilla puis elles dirigèrent vers une trappe donnant accès sous la demeure. Là, à l’abri de tous, elle leur parla longuement… Le jour était levé depuis près de trois heures lorsqu’elles sortirent pour rejoindre les autres villageois. En s’approchant, Eléanore détailla les Gardiens : ils portaient de longues capes noires à capuche cachant le reste de leur tenue. Leur anonymat était garanti par des masques de cuir couleur terre. Difficile de savoir s’il s’agissait d’hommes ou de femmes. Les villageois se tenaient à distance respectable. Sans un mot, deux des cavaliers mirent pied à terre et s’approchèrent d’Eléanore. Elle eut un mouvement de recul mais sa grand-mère l’empêcha de fuir. Chantra aurait aimé pouvoir empêcher ce départ. Elle murmura quelque chose à l’oreille de sa petite-fille. Eléanore se résigna à suivre les Gardiens. Comme à leur habitude, ils l’aveuglèrent à l’aide d’une cagoule puis lui passèrent une sangle de cuir autour de la taille. Reliée à l’un des chevaux à l’aide d’une corde, elle fut contrainte d’avancer quand ils se mirent en route. Le dernier bruit qui lui parvint en quittant le village furent les pleurs de Tamara, sa sœur.
La première journée de marche s’apparenta à un calvaire pour Eléanore. Obligée de suivre le rythme des chevaux sans pouvoir voir où elle mettait les pieds, elle tomba à plusieurs reprises. Lors de sa première chute, la fillette était restée immobile, attendant de l’aide. La seule chose qu’elle reçut fut un coup de fouet pour l’inciter à ne pas traîner. La douleur des lanières de cuir pénétrant dans sa chair lui parut intolérable. Elle eut beau protesté, elle n’obtint aucun geste de compassion de la part des Gardiens. La halte vespérale apparut comme un véritable soulagement. L’un des Gardiens lui entrava les poignets puis l’attacha au pied d’un arbre, à côté des chevaux. Il s’éloigna. Restée seule, la fillette pleura doucement.
- Penses-tu que le conseil ait eu raison de la choisir ?
- Je n’ai aucune autorité pour juger cette décision, Jens. C’est elle qui a été choisie, c’est tout ce que j’ai besoin de savoir.
Une pointe d’agacement perçait dans la voix de la jeune femme qui venait de répondre. Son compagnon de route la regarda, l’air surpris.
- Ne te fâches pas, Derdra, mais elle n’a pas l’air ravie de nous suivre.
- Elle s’y fera… comme nous tous d’ailleurs.
- je suppose que oui.
Mettant fin à la conversation, Derdra partit s’occuper des chevaux.
- J’ai faim.
Derdra se tourna vers Eléanore mais ne répondit pas.
- je sais qu’il a quelqu’un. Je vous entends. Pourquoi ne dites-vous rien ?
La main sur le fouet, la Gardienne hésita. Elle finit par faire signe à Jens d’apporter un peu de nourriture à l’enfant. L’homme hocha la tête et disparut. Il revint avec une écuelle qu’il mit dans les mains de la fillette.
- Merci.
Ne disposant plus de sa vue, Eléanore se restaura comme elle le put. Elle se savait observer et enrageait de ne savoir par qui. Son repas fini, elle jeta sa gamelle en signe de protestation. La sanction ne tarda pas. Un claquement sec et le fouet laissa une nouvelle marque sur son corps. Contrairement à ce qu’elle avait affirmé à Jens, Derdra, le fouet à la main, doutait du bien fondé de la décision des Anciens.
Après neuf jours de marche, le groupe arriva à destination. En pénétrant dans le refuge souterrain, Derdra ressentit un immense soulagement. Ils avaient ramené l’enfant. Une femme les attendait au centre du village. Mettant pied à terre, Derdra entraîna la fillette à sa suite. Epuisée, Eléanore refusa une nouvelle fois d’avancer. Derdra se saisit du fouet.
- Non, il suffit !
Eléanore sursauta. Pour la première fois, elle entendait l’un des Anciens parler. Il s’agissait d’une voix de femme. La punition tant redoutée n’arriva pas.
- Sois la bienvenue chez nous, petite fille. Je constate que le voyage a été pénible par ta faute. Nous sommes au courant de ton caractère farouche mais tu finiras par obéir, comme les autres.
- Jamais, hurla Eléanore.
La morsure du fouet fut d’une telle violence qu’elle tomba à genoux.
- Que tu le veuilles ou non, ta vie est ici désormais.
La voix était différente, presque chantante, mais toujours féminine. Il ne semblait y avoir aucun homme présent. La première femme reprit la parole.
- Derdra, je pense que notre nouvelle pensionnaire devrait rejoindre ses quartiers.
- En effet, Marjha, il sera fait selon votre volonté.
S’inclinant respectueusement devant son aînée, Derdra prit congé en entraînant Eléanore à sa suite. En proie à des sentiments contradictoires, l’enfant la suivit sans opposer la moindre résistance. Les bruits alentours lui parvenaient de façon étouffée. Elle se rendit compte qu’elle descendait, l’air était de plus en plus frais. Après quelques minutes de marche, elles s’arrêtèrent. Une porte s’ouvrit en grinçant. Le bruit du métal rouillé résonna. Une main poussa Eléanore en avant. On lui ôta ses sandales de cuir. Le sol était froid, cela ressemblait à du ciment. Un collier de cuir fut installé dans les passants de la cagoule qu’elle portait afin de la maintenir dans l’obscurité la plus totale. Derdra sourit.
- C’est ici que tu vas vivre dorénavant. Nous commencerons ton éducation dans neuf jours. D’ici là, reste tranquille sinon je saurais bien te calmer.
Eléanore s’abstint de répondre, elle venait de comprendre dans quelles mains se trouvait le fouet. Elle était terrorisée. La porte se referma, la laissant seule face à son désespoir. Ce n’était qu’une enfant !
Eléanore resta immobile pendant de longues minutes, se contentant de pleurer. Des Anciens, elle ne connaissait que l’histoire contée par sa grand-mère. Ils détenaient les secrets de la vie et du savoir. La connaissance était leur force. Ils étaient aussi de redoutables guerriers et n’avaient aucune compassion pour leurs ennemis.
Coupant court le fil de sa pensée, elle se décida à explorer sa cellule. Elle fit deux pas en avant et se heurta à un mur. Faisant demi-tour, elle avança droit devant elle : quatre pas puis de nouveau un mur. Elle le longea puis se positionna dos au mur mitoyen et recommença à avancer : de nouveau quatre pas. La fillette n’avait rencontré aucun obstacle et en conclue qu’il n’y avait rien dans cette pièce, pas même un lit ! Où allait-elle dormir ? Epuisée, elle devait absolument arriver à se reposer. Elle décida donc de s’allonger à même le sol. Terrassée par la fatigue et la douleur, elle ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil.
- C’est une excellente recrue, Derdra, mais son éducation risque fort de se faire dans la douleur.
- Je le sais, Marjha, c’est une entêtée. Elle semble n’avoir jamais connu la moindre discipline.
- En effet mais cette enfant a été choisie par le Grand Conseil, il nous faut donc tout mettre en œuvre pour faire d’elle une Gardienne. Son éducation est sous ton entière responsabilité, ne l’oublie surtout pas Derdra !
- Je n’échouerai pas. J’en fais ici le serment.
- Je n’ai aucune crainte quant à ta réussite. Mais prend garde à ne pas sous-estimer cette fillette, elle est beaucoup plus intelligente que ce qu’elle laisse paraître.
- Je ne vous décevrai pas Marjha.
- Si tu échoues, c’est la sanction suprême qui t’attend. Tu n’auras aucune excuse. Tu es la seule autorisée à t’occuper d’elle. Je ne tolérerai aucun écart de ta part. Sois-en certaine.
Après un bref salut, Marjha repartit en direction du village. Derdra la regarda s’éloigner puis elle concentra toute son attention sur sa jeune captive. Cette dernière dormait, d’un sommeil agité. Elle soupira. Avaient-ils eu raison de faire ce choix ? Derdra l’ignorait mais l’arrivée de cette enfant signifiait leur mort à tous. Toute sa vie de Gardienne avait été conditionnée en prévision de l’arrivée de cette fillette. Elle avait la charge de son éducation, donc de la réussite du projet des Anciens : mettre un terme au règne de Ravil chez les Hérétiques. Jamais un de leurs chefs n’avait suscité autant de haine chez Marjha et Derdra aurait tout donné pour en connaître la raison. Son aînée avait toujours pris soin d’elle depuis la mort de sa mère mais Derdra avait eu l’impression, à plusieurs reprises, que cet intérêt n’était pas gratuit. Il était temps pour elle d’avoir une conversation avec son père.
Lorsqu’elle se réveilla, Eléanore prit conscience de sa situation. Prisonnière des Anciens, il fallait qu’elle trouve le moyen de s’échapper. Sa grand-mère lui avait toujours répété qu’elle était plus intelligente que les autres et que c’était sa force. Qu’à cela ne tienne, elle allait s’en servir ici et maintenant. Elle se montrerait docile mais dès que l’occasion se présenterait à elle, elle partirait. Un sourire naquit sur ses lèvres. Elle ferait de leurs armes les siennes.